Pendant la dernière Coupe du monde de football, 66 millions de Français s’étaient découverts sélectionneurs de l’équipe nationale. Aujourd’hui ils se réinventent en économistes pour juger et donner leur avis sur la taxe Gafa, du nom donné globalement aux géants du Web américains. Et bien sûr chacun d’être pour ou contre suivant les conversations et les derniers qui ont parlé !
Rappelons le contexte. Ces acteurs de l’économie numérique réalisent des revenus colossaux dans les différents pays européens et les exfiltrent vers des pays à la fiscalité beaucoup plus douce, comme l’Irlande, Malte, les Pays-Bas. Ils peuvent être parfois très imaginatifs et utiliser les paradis fiscaux des îles des Antilles ou d’autres continents pour rapatrier ces revenus. Il suffit pour cela de facturer ailleurs qu’en France pour que cela soit possible. Facebook facture ainsi depuis l’Irlande lorsque l’on passe par sa plate-forme pour acheter dans un jeu ou sur une publicité qui s’intègre dans votre fil sur votre mur.
Différents pays s’agacent de cette situation et souhaitent faire rendre gorge à ces entreprises. Selon différents décomptes, 127 pays de l’OCDE seraient prêts à signer un accord pour que les taxes et autres impôts redevables par ces entreprises soient payés dans le pays où les revenus sont générés. Dans la Communauté Européenne, quatre pays seulement sont contre ce principe par crainte de représailles commerciales des États-Unis ou parce qu’ils hébergent les sièges en Europe de ces Gafa. En clair, une réglementation à l’échelle mondiale est en préparation mais celle-ci va évidemment prendre du temps. Sans compter que les Gafa sortent l’artillerie lourde en termes de communication et de lobbying pour éviter ce type de législation.
Enfin du courage politique !
Dans cette vaste confusion, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, a présenté un projet de loi de taxation de ces entreprises. Celui-ci propose de taxer à 3 % le chiffre d’affaires des entreprises du numérique. La taxe nationale toucherait « toutes les entreprises représentant un chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros au niveau mondial et 25 millions d’euros en France », et « si ces deux critères ne sont pas réunis, elles ne seront pas imposées ». Elle se veut temporaire jusqu’à ce qu’une législation à l’échelle au moins européenne soit mise en place. Le gouvernement escompte récupérer de 400 millions d’euros dès cette année à 650 millions dans les années à venir si ces entreprises continuent leur croissance sur le même rythme qu’aujourd’hui.
Certains diront évidemment que c’est une paille pour ces géants aux capitalisations boursières gigantesques. Ce n’est cependant pas négligeable. Mais le taux de 3 % n’est pas confiscatoire, loin de là ! Il est question de plus de taux variables selon le seuil de chiffre d’affaires réalisé. Il a été précisé que la taxe sera déductible de la base imposable de l’impôt sur les sociétés, ce qui aura pour effet « de réduire jusqu’à un tiers du montant de cette taxe pour les entreprises qui payent leurs impôts en France ». Sur ce point on ne peut que rendre hommage au courage politique du ministre face au tir de barrage que sa proposition reçoit par les entreprises du numérique qui sortent tout leur pouvoir de lobbying pour jouer sur les scénarios catastrophistes et de voir les sociétés françaises du numérique en victimes collatérales ou d’évoquer « de casser Internet ». L’instauration d’une telle taxe en Espagne n’a pas fait autant de remous. Le RoyaumeUni et l’Italie ont aussi ce type de taxe. Sous d’autres cieux, l’Australie et l’Inde sont dotés également de tels canons fiscaux.
Plusieurs voix se sont élevées pour expliquer que cette taxe est illusoire et que les géants du Web vont augmenter le taux de leur commission pour compenser cette taxe et que cela serait donc le consommateur final français qui paierait la note. Loin de faire de l’angélisme libéral, on peut imaginer que si les commissions deviennent trop élevées, les consommateurs et les vendeurs sur cette plate-forme migreront vers d’autres. Aux États-Unis, on voit ainsi que Lyft, qui traite un peu mieux ses chauffeurs que Uber, gagne du terrain sur son concurrent. Il devrait se passer la même chose pour les places de marché et autres sites d’intermédiation de vente. D’autres pensent que les Gafa sont déjà trop gros et captent déjà trop de valeur pour que leur modèle puisse être remis en cause. Ces commentateurs me rappellent une phrase que l’on attribue à Confucius : « Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi, ceux qui voudraient faire la même chose, ceux qui voulaient le contraire, et l’immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire. » Je leur laisse choisir leur camp !
En fait le débat autour de cette taxe pourrait bien reprendre le titre d’une pièce de William Shakespeare, « Beaucoup de bruit pour rien » ! Le seul point à retenir est que cette taxe est temporaire. Quand on sait ce que le temporaire fiscal en France est, on peut penser que cette taxe va durer ! Si en plus Européens ou membres de l’OCDE doivent se mettre d’accord sur un texte, on peut commencer à penser en décennies !
La taxe mise en place ne résoudra pas le problème et n’est qu’un pis-aller devant des entreprises sans vergogne qui n’ont en fait malgré leur discours autour du changement du monde, de leur responsabilité sociale et des actions qu’elles engagent en ce sens dans les pays où ils opèrent, que l’appât du gain.
Récemment, j’ai été sondé par un institut très sérieux sur l’image de marque de ces Gafa. Le lobbying qu’elles effectuent, les procédures de ralentissement et les arguties qu’elles développent dans chaque pays où ces sociétés ont des opérations, font que les masques tombent et que le vernis de bonne conscience qu’elles souhaitent afficher se craquelle pour laisser apparaître le tableau comme celui de Dorian Grey, magnifique en surface, hideux en réalité. Il leur suffirait de payer les impôts là où ils gagnent de l’argent pour que tout cela n’existe pas et que l’on ne discute pas la valeur sociétale de ces Gafa.
Elles profitent hélas de ces avantages pour créer une barrière croissante à la concurrence et ainsi dominer en oligarques le monde de l’Internet en captant la valeur que d’autres créent ; la morale n’est donc pas leur fort. Mais qu’en ont à faire, des actionnaires américains, de la vie et des problèmes de gens qui vivent à des milliers de kilomètres d’eux, alors que dividendes et croissance du cours de l’action ne font que les enrichir. En cela aussi, c’est le miroir d’America First qui se décline pour le plus grand malheur de ce monde. Mais ceci est une constante. Même le président Obama, que tant de gens adulent, n’a jamais souhaité négocier la main mise américaine sur Internet. ❍