La Chine et, plus largement, le continent asiatique ont toujours suggéré des réactions opposées : entre attraction et répulsion ! Avec la sensation d’un danger latent. Selon l’époque, l’un ou l’autre domine. Disons que le sentiment de répulsion, avec la peur sous-jacente, semble aujourd’hui le sentiment dominant, même s’il a déjà été présent au cours de l’histoire.
Alain Peyrefitte avait pointé, en 1973, l’intérêt de Napoléon pour la puissance endormie que représentait la Chine, un endroit plus rêvé que réellement compris depuis le XVIIe siècle. À la fin du XIXe siècle s’est ajoutée la prise de conscience que cette puissance orientale pouvait être dangereuse, pour le plus souvent justifier la demande de concessions de plus en plus dures, notamment à des contrées lointaines destinées à recevoir la bonne parole des puissances occidentales. La défaite de la Marine russe à Tsushima, face à la puissance japonaise montante, a pour partie renforcé ce sentiment de méfiance vis-àvis de ce que pourraient devenir les puissances asiatiques. Ce sentiment ambivalent a alimenté l’imaginaire des occidentaux, allant du « Dr Fu Manchu », un génie du mal d’origine asiatique, tel que le décrit une fiche de Wikipedia, aux « Conquérants » ou à « La Condition humaine » d’André Malraux. Ces deux romans font suite à « La Tentation de l’occident » qui met en scène la confrontation entre l’Occident et la Chine.
Loin d’avoir évoluée, cette ambivalence est aujourd’hui au coeur de nombreuses questions sur la présence d’acteurs chinois sur notre marché. Pour être plus direct, le sentiment que les entreprises françaises ont vis-à-vis d’acteurs comme Huawei, ZTE, Lenovo. Selon leurs activités ces groupes procurent des sentiments différents. Ainsi pour Lenovo. Alors que l’entreprise a racheté les PC puis les serveurs d’IBM et que la marque n’a vraiment plus grand-chose d’américaine, elle ne suscite pas de levée de boucliers. Un de ses principaux fondateurs a été membre de l’armée chinoise et a fait ses études dans un institut d’engineering. Le même profil, mais chez Huawei, fait que systématiquement quelqu’un relève que le fondateur a été dans l’armée populaire de libération ! Précisons qu’il était dans les communications, d’où la création de Huawei sur ce secteur. Selon le poids ou le concurrence que représente l’acteur chinois, disons que la mesure n’est pas la même. Nous nous contenterons de cette litote pour caractériser le sentiment qu’inspire Huawei.
Un certain déni
Les réactions et les sentiments face au « péril » chinois proviennent aussi d’un déni de la réalité de notre monde dans un futur proche. Selon les canons des organisations internationale, l’économie chinoise occupe déjà la première place mondiale même si certaines entités lui refusent encore ce statut (FMI). Globalement l’économie chinoise représente à elle seule 17,8 % de l’économie mondiale avec près de 2 points devant l’économie américaine – calculé en fonction du PNB à parité de pouvoir d’achat. Cette émergence économique s’accompagne d’une montée en puissance politique et militaire qui renforce le sentiment ambivalent des occidentaux face à ce nouveau péril jaune.
Sur le marché de l’informatique, la même situation se répète. Prenons l’exemple du Cloud et du choix d’OBS de prendre la pile Open Stack de Huawei pour opérer le Cloud des entreprises. On a vu à cette occasion une nouvelle manifestation du bal des faux-culs et des bonnes âmes qui ont défendu pendant des mois et à fonds perdus un « Cloud national ». On a vu le succès qu’ont eu Numergy et Cloudwatt forçant l’État, qui avait abondé les projets, à les faire racheter par une entreprise où il est le premier actionnaire, ou à les laisser tomber dans l’escarcelle de SFR à prix bradé. Cet échec retentissant est dans la lignée du « trou des halles », la norme Secam, du Plan calcul. Bref, dans la lignée des fantasmes des hauts fonctionnaires pensant pouvoir jouer au meccano industriel assis derrière leur bureau, sans comprendre la réalité d’un monde bien plus changeant qu’ils ne le prévoient. Le pragmatisme affiché par OBS sur le choix du Cloud de Huawei serait plutôt à honorer. Il ne lui a valu que des critiques. Que les entreprises laissent leurs infrastructures sur celles d’un Américain comme Google AWS ou Microsoft ne pose pas de problèmes, en oubliant rapidement que les seuls qui ont été pris à écouter et hacker leurs alliés ont été les Américains de la NSA.
Comme il est très peu souvent dit, le choix d’OBS n’est pas unique. Deutsche Telekom, British Telecom, Telefonica ont fait de même. S’il fallait s’inquiéter d’une chose, ce serait de la main mise chinoise sur l’ensemble des Clouds européens et non sur celui d’OBS ! Sans compter que l’accord passé permet aussi aux entreprises françaises d’avoir un pied sur l’immense marché chinois, un eldorado là encore fantasmé par les dirigeants d’entreprises. Au passage tous les opérateurs de télécommunication en France utilisent des stations et des matériels de routages ou de switching de Huawei sans que cela n’inquiète outre-mesure.
Des acteurs de taille mondiale
Peut-on imaginer que l’ensemble des opérateurs ait choisi des produits comportant des backdoors ou des failles permettant aux Chinois d’écouter l’ensemble de ce qui passe sur nos réseaux. De la même manière personne n’aurait analysé dans l’ensemble de l’Europe la pile Open Stack de Huawei pour s’assurer qu’elle est la plus proche de celle en Open Source et qu’elle ne contient aucune faiblesse de sécurité !
Si Huawei est dans le collimateur depuis longtemps, certaines entreprises chinoises arrivent et vont proposer des services à l’égal de ce que peuvent offrir AWS et d’autres membres des Gafa. AliBaba a pour projet de créer des centres de données en Europe et pas seulement pour relayer son activité de vente en ligne. Baidu est un autre acteur de poids comme Tencent qui domine le monde des jeux vidéos. Huawei vise lui à être un des cinq grands Clouds publics dans le monde. Il a les moyens de le faire et son empreinte sur notre continent n’est que le premier pas. Il va bien falloir s’y faire, la Chine et ses entreprises vont jouer les premiers rôles à l’avenir. Crier au loup est déjà trop tard. Il s’agissait plutôt de s’interroger, il y a une ou deux décennies, lorsque avec arrogance Alcatel ou d’autres créaient leurs centres de recherches à Shanghai pour des raisons de coût. On crie aujourd’hui. Mais qui donc a réellement créé la puissance chinoise ? ❍
Article publié dans le n°161 de L'Informaticien.