Predicio

  • Une app de priĂšre musulmane espionne ses utilisateurs

    Salaat First, une application d’aide Ă  la priĂšre musulmane, collectait les donnĂ©es de localisation de ses utilisateurs via le SDK d’un data broker français, Predicio. Or ce dernier travaille avec deux data brokers amĂ©ricains, Gravy Analytics et Venntel, qui comptent parmi leurs clients le Department of Homeland Security et le FBI. 

    Salaat First est de ces applications sur lesquelles on ne se questionne guĂšre une fois installĂ©es. TĂ©lĂ©chargĂ©e 10 millions de fois sur Android, cette application se veut une aide Ă  la priĂšre pour les musulmans, indiquant le sens de la Mecque, rappelant les heures de la salat et affichant les mosquĂ©es Ă  proximitĂ© de l’utilisateur. Rien de notable ici, si ce n’est que l’application traquait ses utilisateurs et leurs dĂ©placements. Motherboard, renseignĂ© par une source anonyme, a menĂ© l’enquĂȘte. 

    Elle a ainsi dĂ©couvert que Salaat First collectait et partageait les informations de localisation de ses utilisateurs avec une entreprise parisienne, Predicio. Celle-ci est spĂ©cialisĂ©e dans la revente de donnĂ©es. La source de Motherboard ne s’est pas prĂ©sentĂ©e les mains vides : elle a fourni au site amĂ©ricain un jeu de donnĂ©es contenant entre autres les dĂ©placements prĂ©cis des utilisateurs de l’app. Ladite source s’inquiĂ©tait que ces informations soient utilisĂ©es pour traquer des musulmans au quotidien. D’autant que les utilisateurs n’étaient pas correctement informĂ©s du partage de leurs donnĂ©es.

    Dans quelle mosquĂ©e, Ă  quelle heure, avec qui 

    Motherboard rapporte que les donnĂ©es obtenues comprennent latitude et longitude prĂ©cises des utilisateurs de l'application, modĂšle de tĂ©lĂ©phone, systĂšme d'exploitation, adresse IP et horodatage. Le tout est fourni avec un identifiant publicitaire unique permettant de suivre un utilisateur prĂ©cis. Notre confrĂšre signale que le jeu de donnĂ©es ne se limitait pas qu’à Salaat First et incluait les donnĂ©es d’autres applications partagĂ©es avec Predicio. 

    Le nom de ce data broker français ne vous est peut-ĂȘtre pas inconnu. L’entreprise a en fin d’annĂ©e derniĂšre fait les gros titres de la presse anglo-saxonne, qui pointait son rĂŽle dans une “supply chain” de donnĂ©es de localisation et ses liens avec deux sociĂ©tĂ©s amĂ©ricaines, Venntel et Gravy Analytics, elles aussi des data brokers mais aussi Ă©diteurs de solutions d’analyse de donnĂ©es.

    Gravy, Venntel et la chasse aux migrants

    En ligne, Venntel est peu prolixe sur son site Web. De mĂȘme, Gravy Analytics ne fait aucune mention de Venntel. Les seuls indices permettant de deviner les liens entre les deux entreprises proviennent d’une enquĂȘte du lĂ©gislateur amĂ©ricain. Ainsi, la Chambre des ReprĂ©sentants note que Venntel est une filiale de Gravy. Mais pourquoi donc est-ce le “House Committee on Oversight and Reform”, chargĂ© notamment des affaires gouvernementales, qui enquĂȘte sur ce data broker ? Tout simplement du fait des contrats passĂ©s entre Venntel et des agences fĂ©dĂ©rales amĂ©ricaines, parmi lesquelles l’IRS mais aussi, je vous le donne en mille, le FBI et le Department of Homeland Security.

    Or un article du Wall Street Journalcourant 2020, alimentant les investigations des ReprĂ©sentants, dĂ©voile que les donnĂ©es fournies par Venntel sont utilisĂ©es par l’ICE et le Customs and Border Protection pour traquer les personnes traversant illĂ©galement la frontiĂšre amĂ©ricaine. En fin d’annĂ©e derniĂšre, un journaliste norvĂ©gien, Martin Gundersen, menait sa petite enquĂȘte, constatant que Predicio, dont le SDK Ă©tait installĂ© dans certaines apps utilisĂ©es par notre confrĂšre, vendait ses donnĂ©es Ă  Gravy, lequel les partageait avec Venntel, celui-ci revendant ses donnĂ©es et ses solutions d’analyse Ă  ses propres clients. 

    Un bout de code

    Salaat First a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© par Hicham Boushaba, un dĂ©veloppeur marocain passĂ© par IBM, Huawei et Atos. Celui-ci explique Ă  Motherboard avoir Ă©tĂ© approchĂ© par Predicio en mars 2020, et avoir intĂ©grĂ© Ă  son programme le SDK du data broker français. Il prĂ©cise que leur accord ne portait que sur les donnĂ©es des utilisateurs de l’app en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Italie. “Lorsque j'ai acceptĂ© de collaborer avec Predicio, l'accord et l'idĂ©e que j'avais Ă©tait que les donnĂ©es collectĂ©es seraient totalement anonymisĂ©es et utilisĂ©es pour la personnalisation des publicitĂ©s et/ou l'amĂ©lioration des produits, comme le fait toute autre sociĂ©tĂ© de donnĂ©es" explique le dĂ©veloppeur, qui prĂ©cise qu'il reverse les revenus gĂ©nĂ©rĂ©s Ă  des associations caritatives. 

    Saalat First mentionnait, sur son site Web, Predicio. Mais l’application n’affichait pas cette politique de confidentialitĂ© ni ne renvoyait vers la page dĂ©diĂ©e, y compris lorsqu’elle demandait Ă  l’utilisateur la permission de collecter et partager leurs donnĂ©es de gĂ©olocalisation. Hicham Boushaba a nĂ©anmoins suspendu son utilisation du SDK en octobre, ce dernier consommant trop de batterie Ă  son goĂ»t, et a mis fin Ă  sa collaboration avec Predicio le 6 dĂ©cembre, aprĂšs l’article de Martin Gundersen. 

    Le flou sur le partage de ces données

    Il n’y a aucune preuve que les donnĂ©es de localisation collectĂ©es dans Salaat First Ă©taient revendues par Predicio Ă  Venntel et ultimement alimentaient le FBI ou le DHS. Le jeu de donnĂ©es remis Ă  Motherboard ne serait ainsi qu’une petite partie de ce que Predicio a pu collecter auprĂšs de l’application de priĂšre et d’autres. Le data broker français n’a pas rĂ©pondu aux sollicitations de notre confrĂšre, tandis que Gravy Analytics prĂ©cise ne pas savoir si les donnĂ©es envoyĂ©es par Predicio avaient Ă©tĂ© collectĂ©es via Salaat First. 

    En effet, l’entreprise amĂ©ricaine ne demande pas la provenance de ces donnĂ©es puisque ses fournisseurs s’engagent contractuellement Ă  ne fournir que des donnĂ©es lĂ©galement collectĂ©es. En d’autres termes, il est impossible de savoir pour l’heure si Predicio a partagĂ© avec Gravy des donnĂ©es de Salaat First et si ces informations ont pu ĂȘtre vendues aux autoritĂ©s amĂ©ricaines par Venntel.