par AFP, le 08 novembre 2020 19:30
La victoire d'Uber en Californie sur le statut des chauffeurs renforce son modèle économique - non rentable jusqu'à présent - mais établit un précédent préoccupant pour les dizaines de millions de personnes non salariées aux Etats-Unis.
Mardi, les électeurs californiens ont voté à plus de 58% en faveur de la "Proposition 22", formulée notamment par Uber, pour contourner une loi de cet Etat entrée en vigueur en janvier. Celle-ci impose aux entreprises de la "gig economy" (économie à la tâche) d'embaucher leurs travailleurs indépendants, à commencer par les chauffeurs.
"Je suis inquiet du signal que cela envoie aux larges employeurs, comme s'il suffisait des ressources financières et d'une campagne suffisamment cynique pour réécrire les lois du travail", a réagit Brian Justie, chercheur à l'institut du travail de l'université UCLA.
Les deux plateformes de réservation de voitures avec chauffeur (VTC), et leurs alliés Postmates, DoorDash et Instacart, ont dépensé plus de 200 millions de dollars pour leur campagne, contre moins de 20 millions du côté des opposants, ce qui en fait le référendum le plus cher de l'histoire de l'Etat.
Leur victoire leur permet d'économiser d'immenses dépenses en recrutement et avantages sociaux, alors qu'elles n'ont jamais réussi à dégager de profits. Uber a de nouveau perdu plus d'un milliard de dollars au troisième trimestre, pour un chiffre d'affaires de 3,1 milliards.
La campagne publicitaire a lourdement insisté sur la flexibilité et sur les compensations prévues pour les dizaines de milliers de chauffeurs californiens: un revenu minimum garanti, une contribution à une assurance santé et d'autres assurances, en fonction du nombre d'heures travaillées par semaine.
- Nouveau monde -
"Nous avons un secteur vraiment pas rentable qui s'est acheté un nouveau souffle et a piégé les législateurs", commente Brian Justie.
Le référendum était suivi de près dans le reste du pays et au-delà: si un Etat aussi démocrate que la Californie ne parvient pas à imposer ses lois à la "gig economy", la bataille semble difficile à remporter ailleurs.
"Uber veut nous faire croire que nous sommes dans un nouveau monde, qui nécessite de créer une troisième catégorie de travailleurs", et sortir de la dichotomie entre salariés et indépendants, analyse le chercheur.
"Mais que va-t-il se passer si des chaînes massives comme Walmart (supermarchés) se mettent à dire qu'elles ont aussi cette troisième catégorie?".
"A l'avenir vous allez nous voir promouvoir plus intensément de nouvelles lois comme la +Prop 22+", a déclaré Dara Khosrowshahi, le patron d'Uber, dans une conférence aux analystes jeudi.
"C'est une priorité pour nous de travailler avec les gouvernements aux Etats-Unis et dans le monde pour en faire une réalité."
Pour les partisans du "non" au référendum, la vision d'Uber signifie des protections sociale de second rang et un retour en arrière sur des droits fondamentaux.
"La Proposition 22 va laisser les travailleurs de la +gig economy+ sans représentation, sans possibilité de négocier des revenus qui permettent de vivre correctement et sans voix au chapitre en général", s'est indigné Brendan Sexton, directeur d'un organe représentant des conducteurs indépendants.
- Pour le meilleur et pour le pire -
"Le combat commence à peine", a-t-il continué, appelant à des négociations collectives, plutôt qu'à des référendums et batailles juridiques sans fin.
En 2019, New York a mis en place un salaire minimum pour les chauffeurs de Uber et Lyft. La ville de Seattle vient de décider une mesure similaire.
Un moindre mal pour les deux leaders des VTC : accorder des compensations financières reste moins coûteux que d'embaucher.
"C'est comme Amazon, qui paye ses employés au moins 15 dollars par heure, sans y être obligé. (...) cela aide probablement à empêcher la formation de syndicats", note Patrick Moorhead, un analyste financier. Si le non l'avait emporté, "cela aurait été une condamnation à mort pour ces entreprises", assure-t-il. "Pour le meilleur ou pour le pire, je pense que leur vision va devenir le modèle par défaut."
Mais de nombreux conducteurs estiment qu'ils ne sont pas vraiment indépendants, n'ayant pas leur mot à dire sur les termes du contrat et devant sans cesse obéir à l'application mobile.
"C'est injuste de la part des autres Californiens de nous refuser les droits dont ils profitent eux-mêmes", a réagi Karim Benkanoun, chauffeur Uber depuis 2012.
D'autres soutenaient la possibilité de travailler quand ça les arrange, notamment quand ils sont étudiants ou déjà employés ailleurs. Mais d'après une étude réalisée par la ville de San Francisco, la grande majorité des chauffeurs exercent ce métier à temps plein et 15% dépendent en partie de l'assistance publique pour survivre.
Source : AFP - Julie JAMMOT, Glenn CHAPMAN